Contrecoup, par Gwénola David
« Peut-être en est-ce ainsi : c’est inexplicable et nous ne sommes pas censés comprendre »
Dans Absalon, Absalon !, publié en 1936, Faulkner joue avec les emboîtements parcellaires du souvenir et fait vibrer les éclats moirés que réfracte le prisme déformant des subjectivités. Le roman se déploie comme un essai de reconstitution de l’histoire de Thomas Sutpen, un parvenu sans scrupules, un blanc miséreux qui dans son enfance se sentit humilié par un esclave noir, et n’eut dès lors qu’une obsession : acquérir le statut de planteur et fonder sa dynastie afin d’être reconnu et de jouir du prestige dans la société sudiste de propriétaires terriens. Le destin maudit ruinera son grand dessein. Cette tragédie d’ambition déchue, entachée de meurtre et d’inceste sur fond de guerre de Sécession, renvoie à la Bible et répète la malédiction du roi David dans le Livre de Samuel : Henry, fils de Thomas Sutpen, tue son demi-frère Charles qui convoitait sa sœur Judith.
Mais cette épopée biblique transférée dans le Yoknapatawpha, comté imaignaire du Vieux Sud, ne nous parvient que par strates successives, lacunaires, à travers la parole de quatre narrateurs qui évoquent le drame quarante ans plus tard. Ainsi s’entrecroisent les informations livrées par la vieille Rosa Coldfield, qui raconte à Quentin des bribes d’épisodes qu’elle à vécus, les confessions rapportées par M. Compson, le grand-père de Quentin et unique ami de Thomas Sutpen, la voix de Quentin lui-même transmettant à son tour ce conte plein de bruit et de fureur à son ami Shreve McCannon, tous deux essayant de deviner les pièces manquantes du puzzle. La narration, hantée par l’absence, se répercute en une série de réverbérations, ondule dans les marécages viciés de la mémoire. À mesure que progresse l’enquête, hésitante, passionnée, la vérité se dérobe un peu plus, recouverte par l’opacité des témoignages contradictoires, vrillée par les torsades du temps. Le sens se construit dans les béances de l’écriture.
L’invention d’une écriture scénique
Contrecoup n’est pas une adaptation du roman, mais l’invention d’une partition scénique associant des artistes (danseurs, acteurs, acrobates, plasticiens, compositeur…) qui explorent les résonances intimes que ce texte a éveillé en eux.
« Ce n’est pas du coup que nous souffrons, mais de sa fastidieuse répercussion, du contrecoup, des sales conséquences qu’il nous faut balayer au seuil même du désespoir » dit un des narrateurs. François Verret a adopté le même processus de mise en perspective des regards : « l’écriture est une conséquence et non le résultat d’une vision prédéterminée que je demanderais à des artistes d’interpréter. Ce mot-là « interprète » m’est étranger. J’essaie de construire un contexte dramaturgique, de définir des lignes de force qui vont alors susciter des propositions. Ainsi, d’empirisme en empirisme, chacun invente une expression, liée à son idiosyncrasie, à sa nécessité intérieure, à l’alchimie de ses propres déterminations. J’interroge ce qui surgit, pense différentes formes d’articulations entre les plans expressifs, reviens à la charge à l’endroit de la clarté possible, souhaitable, d’un geste en connexion avec le contexte dramaturgique. Non pas pour en entamer le mystère mais l’innerver d’une tension interne dramaturgique et rythmique. L’indicible a alors une chance de surgir ».
Une dramaturgie du temps
Le spectacle longe les spirales de la langue, il en épouse les phrases sinueuses, répétitives, enveloppantes, pour creuser dans l’épaisseur même de l’œuvre, en extraire les motifs et les multiples tensions : l’impuissance de l’homme face à sa destinée, le racisme dans le Vieux Sud décomposé, le diktat de l’échiquier social, le poids de la filiation, l’inévitable pluralité de la vérité…
Sur le plateau, une imposante mécanique trône farouchement et s’ébranle dans un rugissement fracassant. Les personnages surgissent des confins, aussitôt happés par ce manège affolé de la mémoire. La parole passe des uns aux autres, qui se relaient, se contredisent, s’épuisent en conjectures atterrées mais s’obstinent et se reprennent.
Le récit se cherche, travaille les corps, distord les temporalités. Les figures tournoient dans une course illusoire, tentent d’échapper à la machine infernale, inexorablement rappelées par la force centripète de l’histoire, rivées au sol par les filins de la fatalité.
Contrecoup procède par accélération soudaine et catatonie languissante, frictions de sonorités et entrelacs de visions, cristallisation de scènes matricielles et circularité du temps. La gestuelle tantôt se casse en un ânonnement de pantin désarticulé, tantôt cogne l’espace avec un énergie rageuse ou s’esquive avec une souplesse toute féline. Précis, dru, le mouvement s’exacerbe dans la violence vénéneuse des étreintes, des luttes au corps à corps contre les fantômes du passé. L’ombre errante des morts continue de rôder dans le présent. Leur énigme demeure. À nous de tracer notre chemin. Une histoire n’est-elle pas un fil tendu entre deux mondes ?