Chantier Musil par Irène Filiberti
La lecture de L’Homme sans qualités révèle de profondes analogies entre l’époque qu’il décrit et la nôtre. La création de Chantier Musil est un spectacle à découvrir à la façon d’un paysage mental.
Impossible de rendre compte de l’immense roman inachevé de l’écrivain autrichien. Pour saisir les principaux éléments de cette fresque foisonnante, le chorégraphe réunit ses compagnons de recherche sur un principe commun, l’incertitude qui anime le personnage principal du roman, Ulrich. Dans l’espace du doute que met toujours en œuvre le travail de François Verret, marches et mouvements acrobatiques sont entourés de sources lumineuses. Echos et dissonances des compositions sonores, déséquilibres des corps et dessins sur écrans sculptent le mouvement dans l’espace. Une écriture qui semble procéder par allègement des corps et de l’esprit. Une lucidité particulière s’empare des interprètes, en constante recherche d’équilibre, d’harmonie. Comme dans un exercice proche de la métaphysique, ils relient leurs gestes et leurs pratiques créant un paysage commun. Précieux ajustements où le dessin réveille le texte, où le mannequin appelle le corps. La scénographie entre dans la danse avec les éclats de ses portants métalliques, le graphisme oblique de ses cordes de chanvre, ses plates-formes hautes où gravitent des hommes au bord du vide. Ils sont tour à tour, du moins on le soupçonne, l’ombre de l’écrivain autrichien central, Ulrich, et bien d’autres figures encore, doubles et multiples, anonymes, insaisissables. Apparitions mises en lumière par Christian Dubet, éclairées par des fragments choisis du texte, scandé, récité par François Verret.
Interroger le réel est un leitmotiv dans le travail du chorégraphe. Obstinément, pourrait-on dire aujourd’hui, au vu de ses nombreuses pièces qui, partant de thèmes différents et toujours nourries par des textes forts et énigmatiques, tentent d’en saisir les formes fugitives. Il y eut la tour d’ombres et de lumières où dansait déjà le voltigeur Mathurin Bolze dans Kaspar Konzert. Puis les majestueuses volutes noires de Bartleby, la pièce suivante, consacrée au personnage du roman de Melville. Dans Chantier Musil, à nouveau, la question se pose de l’absurdité des relations humaines dans le monde contemporain, et de l’utopie, celle d’un espace commun où il serait possible de vivre autrement ensemble.
« À propos de chantier, il m’arrive souvent de parler de théâtre » écrivait le photographe Claude Bricage. « Il comparait ce processus en œuvre à l’image d’une forge de la réalité que tout bâtiment en construction installe dans la ville » commente l’architecte Paul Chemetov. François Verret a lui aussi emprunté ce chemin pour interroger le réel et le sens de l’humain depuis le théâtre et le processus de création, l’espace public et l’architecture. Une traque de la matérialité et du sens qui ne se cache pas sous le masque de l’illusion mais procède par allusions. Dans la transparence des images surgissent des pans de mémoire et d’Histoire, mais aussi des corps à l’aventure, des trajectoires singulières. Construction mentale ou paysage-théâtre, Chantier Musil explore les questions de l’humain et de son environnement, avec distance et ironie, une vision fragmentaire et partagée avec L’Homme sans qualités.