1998 – KASPAR KONZERT 2018-02-23T09:48:12+00:00

© Alain Dugas

Kaspar Konzert

Kaspar Konzert : un concert déjanté, maelström de sonorités disjointes
C’est aux Laboratoires d’Aubervilliers qu’a lieu la rencontre de François Verret avec deux musiciens d’exception Fred Frith et Jean-Pierrre Drouet, qui ont en commun une incroyable virtuosité de la folie instrumentale. Le premier est percussionniste, le second guitariste. Ils font feu de tout bois et de toutes cordes. On s’embarque avec eux dans des territoires inconnus, où le son est malmené, trituré, soumis à l’exubérance du geste. Ils sont les partenaires essentiels de Kaspar Konzert. Un concert déjanté, maelström de sonorités disjointes, de voix brinquebalantes, de corps enfiévrés, où rien n’est à sa place et où tout sonne juste. Ils sont rejoints dans cette folle équipée par Mathurin Bolze, véritable ange de cirque qui va donner au « spectacle » une grâce inattendue, capable de mettre en apnée toute la pesanteur du tourment.

La figure écartelée de Kaspar Hauser est le liant de cet improbable tableau
La figure écartelée de Kaspar Hauser est le liant de cet improbable tableau. On connaît, sans vraiment la connaître puisqu’elle demeure énigmatique, l’histoire de ce jeune garçon à l’identité incertaine, considéré comme le bâtard de divers grands personnages. François Verret a pris comme point d’appui un texte édifiant du président de la cour d’appel de Bavière qui décria en 1832 ce crime « contre la vie de l’âme ».
« Lorsque le tribunal de Nuremberg eut à juger ce que Kaspar avait souffert, commente François Verret, une nouvelle notion juridique se fit jour : celle de crime contre l’âme. Mais ne fut-elle pas aussi violente la tentative de ceux qui tentèrent de socialiser, d’éduquer Kaspar ? On incite Kaspar à s’exprimer pour qu’il raconte son histoire, sans voir que la seule chose à prendre en compte est qu’il est en train d’advenir au monde, aux autres… » L’existence atypique de Kaspar Hauser vient ainsi nourrir l’eau du moulin de François Verret, dont la recherche obstinée vise à débusquer, sous le cadrage des « normes », l’insoumission des marges.


François Verret s’engouffre dans l’opacité du « mystère »
Que l’on ne s’attende pas, pour autant à voir étirer le moindre fil narratif. Nulle explication, nul texte ne viennent éclairer l’énigme dans ce Kaspar Konzert, si ce n’est une vaine imprécation de Verret dans une langue heurtée. L’une des seules phrases intelligibles du spectacle dit : « Après dix mille explications, une homme sans intelligence n’en saura pas plus qu’avant.» Là où le langage constitué pourrait tout à la fois créer et dénouer une « intrigue », François Verret s’engouffre dans l’opacité du « mystère ». Comme s’il n’y avait, pour l’artiste, de compréhension possible du monde qu’en rôdant parmi ses zones d’ombre, là où les êtres et choses n’ont pas encore reçu de nom, « exclus » de la page commune, figures errantes qui ne peuvent prendre corps que dans le bris des convenances.


Il s’agit de se défaire d’une sorte de « pantinisation » de l’individu
Il s’agit de se défaire d’une sorte de « pantinisation » de l’individu (évoquée par un solo de François Verret, en automate au mécanisme déréglé) pour laisser advenir d’autres possibilités de socialisation. Le spectacle porte en lui cette exigence fondamentale qu’aucune expérience ne soit instrumentalisée avant d’avoir pu forger ses propres outils, avant d’avoir pu tramer son propre espace. Projet absolument démesuré auquel François Verret et ses acolytes offrent la folle prétention de pouvoir tout ré-inventer en même temps : le corps, la langue, le son, la lumière…
La démarche de François Verret insiste, d’une certaine manière, sur cette question : comment se libérer d’une gangue, comment introduire les grains de sable qui sauront gripper les rouages d’une machine infernale dont la fonction serait de produire autant de consensus que d’exclusion ? La présence de « machines » est une constante de ses derniers spectacles. Il s’agit dans Kaspar Konzert d’une sorte de machine-prison due à Claudine Brahem (dont on avait déjà pu apprécier les structures sonores à l’oeuvre dans Que voyez-vous ?). On pense à un univers carcéral capable de broyer les corps, mais il s’agit aussi bien d’un univers mental, labyrinthe sans issue au sein duquel les parcours s’achèvent en cul-de-sac.

Mathurin Bolze est la poésie verticale qui fait lever les yeux
Le spectacle pourrait alors s’appesantir, en cédant à la vacuité des énergies défaites. Mais il y a un miracle. Défiant toute gravité, Kaspar Konzert s’envoie en l’air. L’ange au visage inquiet (Mathurin Bolze) n’est plus soudain que rebond, figure en apesanteur d’un monde trop clos pour lui. Acrobate de Chagall, lutin jaillissant, il est la poésie verticale qui fait lever les yeux, qui décolle la réalité de sa noirceur embourbée. Comme au diapason, ceux du bas (Jean-Pierre Drouet, Fred Frith et françois Verret) s’épanchent alors en folles embardées, dans une rage joyeuse qui tire ce concert de bric et de broc vers la plus sauvage et la plus accomplie des dérisions.
Texte de Jean-Marc Adolphe

Distribution
Mise en scène : François Verret
Avec : Mathurin Bolze, Jean-Pierre Drouet, François Verret
Espace sonore : Etienne Bultingaire
Lumières : Christian Dubet
Scénographie : Claudine Brahem
Construction du décor : Sébastien Lamouret, Lotfi Rezzag, Peter Wilkinson et les Ateliers du spectacle.
Régie générale : Jean-Noël Launay
Durée : 60 minutes

Coproduction : Les Laboratoires d’Aubervilliers ; Théâtre de la Ville, Paris ; Le Quartz, Brest ;Théâtre National de Bretagne, Rennes ; avec le concours du mécénat de la Caisse des Dépôts et des Consignations